Passer au contenu

Ordonnances de dévolution inversée : populaires au Canada et en voie d’internationalisation?

Auteur(s) : Marc Wasserman, Jacqueline Code, Kathryn Esaw

Le 11 janvier 2023

Depuis que nous avons discuté pour la dernière fois en 2020 du mécanisme de restructuration alors inédit connu sous le nom d’ordonnance de dévolution inversée (« ODI »), les professionnels de l’insolvabilité ont sollicité, et les tribunaux ont approuvé, ce recours par la facilitation de plus en plus souvent. Deux décisions particulièrement remarquables rendues en 2022 – les arrêts Harte Gold et Just Energy (en anglais seulement)– montrent le chemin parcouru par la jurisprudence au cours des deux dernières années.

Les arrêts Harte Gold et Just Energy ont fourni des directives précieuses sur les circonstances dans lesquelles les tribunaux responsables de la Loi sur les arrangements avec les créanciers des compagnies (la « LACC ») approuveront une opération d’ODI. Ces directives confirment que les ODI prennent clairement leur place dans le menu des options de restructuration d’une société insolvable, en particulier lorsque celle-ci exerce ses activités dans un environnement très réglementé. Les deux affaires confirment également la possibilité d’une quittance étendue, dans le cadre d’une ODI, au profit de la société débitrice et de certains tiers qui contribuent à la restructuration ou dont les créances doivent être définitivement réglées pour que la restructuration prenne effet.

Enfin, l’affaire Just Energy constitue le premier cas d’opération d’ODI à être reconnue en vertu du chapitre 15 du Bankruptcy Code des États-Unis.

Qu’est-ce qu’une ODI?

Au Canada, la LACC est l’outil de choix pour la restructuration des grandes sociétés insolvables complexes, les deux résultats typiques étant a) un plan de transaction ou d’arrangement ou b) la vente de l’entreprise sur la base de la continuité de l’exploitation.

Les ventes d’entreprise sur la base de la continuité de l’exploitation sont traditionnellement réalisées, en vertu de la LACC, par voie de transfert des actifs du débiteur à un acheteur, libres et quittes des passifs, autres que ceux que l’acheteur prend expressément en charge. Les ordonnances d’approbation de la vente et de dévolution approuvent la vente de l’entreprise et la dévolution des actifs achetés à l’acheteur. Dans une vente d’actifs typique, le produit de la vente reste entre les mains de la société débitrice pour tenir lieu d’actifs et être distribué aux créanciers conformément aux priorités légales applicables.

En revanche, dans le cadre d’une opération d’ODI, la plupart ou la totalité des passifs du débiteur sont transférés à une nouvelle « société résiduelle », tandis que la plupart ou la totalité des actifs et les passifs pris en charge restent dans les mains de la société débitrice. L’acheteur devient l’unique actionnaire de la société débitrice désormais assainie, qui peut sortir de la procédure d’insolvabilité comme une entreprise en exploitation. Les passifs que l’acheteur ne prend pas en charge sont transférés à la nouvelle société résiduelle, de même que les actifs que l’acheteur choisit de laisser derrière lui. La société résiduelle peut ensuite être liquidée aux termes d’un plan approuvé en vertu de la LACC ou être liquidée au moyen d’une procédure de faillite ou autre procédure similaire.

L’un des principaux avantages de l’ODI est que les actifs incorporels, tels que les permis, licences ou droits similaires réglementaires, ou les contrats clés nécessaires à la continuité de l’exploitation de l’entreprise, ne sont pas transférés. Par conséquent, une ODI peut souvent éviter à l’acheteur d’avoir à obtenir le consentement des organismes de réglementation ou des contreparties pour le transfert ou la cession d’une licence ou d’un contrat, respectivement (ce qui serait généralement requis dans le cadre d’une vente d’actifs traditionnelle, à supposer que la licence ou le permis soit transférable). Ainsi, une ODI peut raccourcir considérablement le calendrier de réalisation d’une restructuration, tout en réduisant les risques de perte de valeur pour l’entreprise (et la restructuration dans son ensemble) si des consentements doivent être obtenus ou si l’acheteur doit demander de nouvelles licences et renégocier des contrats clés.

Arrêt Harte Gold : directives importantes sur les facteurs clés de l’approbation d’une ODI

En décembre 2021, la société aurifère ontarienne Harte Gold Corp. (« Harte Gold ») a entamé des procédures en vertu de la LACC. Dès le départ, le débiteur prévoyait de vendre son entreprise sur la base de la continuité de l’exploitation dans le cadre d’un processus où le prêteur garanti qui avait déposé la documentation préalable faisait office de soumissionnaire-paravent et où la soumission-paravent était celle qui avait été retenue.

La soumission-paravent consistait en une convention de souscription d’actions assortie d’une ODI. En fin de compte l’acheteur est devenu l’unique actionnaire de l’entreprise de Harte Gold, qui a été dessaisie de certains actifs, contrats et passifs, par voie de cession à une société résiduelle. On a fait valoir que, contrairement à l’approche traditionnelle où l’on vend les actifs, l’opération d’ODI permettait à Harte Gold de préserver sa multitude de contrats, de licences et de droits liés à l’exploitation minière, comme les claims miniers.

Les parties ont demandé au tribunal responsable de la LACC d’approuver la vente et l’ODI. En accordant le redressement demandé, le juge Penny a été le premier juge d’un tribunal responsable de la LACC en Ontario à approuver une telle opération par écrit et à fournir des directives détaillées sur les circonstances dans lesquelles une ODI peut être indiquée. Il a conclu que, même si les ODI ne devraient pas être la « norme » pour les restructurations et ne devraient pas être utilisées simplement pour des raisons de commodité, elles peuvent constituer pour un débiteur un moyen approprié de vendre son entreprise sur la base de la continuité de l’exploitation lorsque les circonstances le justifient.

Lorsqu’elles demandent l’approbation d’une ordonnance d’acquisition inversée, explique le juge Penny, les parties doivent être prêtes à expliquer i) pourquoi l’ODI est nécessaire, ii) si la structure produit un résultat économique au moins aussi avantageux que toute autre solution viable, iii) si une partie prenante est moins bien lotie dans le cadre de l’ODI que dans le cadre d’une autre solution viable et iv) si la contrepartie fournie par l’acquéreur reflète l’importance et la valeur des actifs préservés dans le cadre de l’ODI. Le juge Penny a estimé que ces questions avaient été traitées favorablement et que la vente était par ailleurs indiquée dans les circonstances. Il a donc accordé l’ODI.

L’arrêt Harte Gold est rapidement devenu la norme utilisée par d’autres tribunaux pour déterminer si l’ordonnance de dévolution inversée envisagée est indiquée, notamment dans les affaires Blackrock MetalsPort Capital Developments (en anglais seulement) et, maintenant, Just Energy, qui a préparé le terrain pour le pas suivant de la jurisprudence concernant les ODI.

Osler a représenté le prêteur garanti qui avait déposé la documentation préalable et qui est devenu l’unique actionnaire de Harte Gold.

Arrêt Just Energy : les ODI et le chapitre 15 du Bankruptcy Code des États-Unis

En mars 2021, Just Energy Group Inc. et certaines des sociétés membres de son groupe (« Just Energy ») ont entamé une procédure en vertu de la LACC. La procédure a ensuite été reconnue en vertu du chapitre 15 du Bankruptcy Code des États-Unis, étant donné que Just Energy exerce une partie importante de ses activités au sud de la frontière.

Just Energy est un fournisseur de ressources énergétiques destinées à la vente au détail. Elle exerce ses activités dans un environnement très réglementé. Au moment de la décision du tribunal responsable de la LACC, elle détenait plus de 80 permis, licences et autres droits nécessaires à l’exercice de ses activités au Canada et aux États-Unis. Elle était aussi partie à un certain nombre de contrats clés. En outre, ses licences et ses permis n’étaient pas du tout transférables ou leur transfert nécessitait l’autorisation des organismes de réglementation, ou, dans certains cas, il n’existait aucun processus clair pour effectuer leur transfert. De même, ses contrats clés étaient incessibles ou nécessitaient le consentement des contreparties. En revanche, un changement de contrôle imposait généralement des obligations d’information ou de notification beaucoup moins onéreuses.

Au départ, Just Energy avait l’intention de mettre fin à ses procédures en vertu de la LACC et du chapitre 15 au moyen d’un plan de transaction ou d’arrangement qui aurait permis de restructurer les sociétés débitrices sur la base de la continuité de l’exploitation. Toutefois, le promoteur du plan et certaines parties prenantes ont retiré leur soutien au plan proposé après que le tribunal responsable de la LACC eut statué que certaines créances éventuelles non garanties devaient être évaluées avant les assemblées des créanciers.

Après l’échec du plan, le seul moyen permettant de se dégager de la protection de la LACC sur la base de la continuité de l’exploitation était de tester le marché par le biais d’un processus de sollicitation d’investissement et de vente, dans le cadre duquel l’acheteur (le promoteur du plan ayant échoué) faisait office de soumissionnaire-paravent. Aucune soumission supérieure ne s’est matérialisée au cours du processus de commercialisation de 10 semaines. La soumission-paravent, qui prévoyait la vente de l’entreprise par voie d’ODI, a été celle qui a été retenue.

Le tribunal responsable de la LACC en Ontario a ensuite été appelé à approuver la vente de l’entreprise par voie d’ODI. Le juge McEwen a accepté le raisonnement figurant dans l’arrêt Harte Gold selon lequel le pouvoir d’approuver une ODI découle de l’article 11 de la LACC, en vertu duquel le tribunal responsable de la LACC peut rendre toute ordonnance qu’il estime indiquée, dans l’intérêt de la restructuration. Le juge McEwen a également convenu que le tribunal devait prendre en considération les facteurs énumérés au paragraphe 36(3) de la LACC, paragraphe qui s’applique lorsque la société débitrice vend des actifs hors du cours ordinaire de ses affaires, et le critère bien connu de l’arrêt Royal Bank of Canada v. Soundair Corp. Les facteurs pertinents exigent généralement, entre autres, que le tribunal soit convaincu que le processus a été équitable et que des efforts raisonnables ont été faits pour maximiser la valeur.

Faisant écho aux commentaires formulés dans l’arrêt Harte Gold sur le moment où le tribunal devrait exercer le pouvoir lui permettant d’approuver une ODI, le juge McEwen a souligné que les tribunaux doivent examiner attentivement les circonstances à l’appui de l’ODI. Il a relevé les circonstances dans lesquelles une ODI avait été accordée dans le passé, à savoir : le débiteur exerçait ses activités dans un environnement hautement réglementé ou était partie à certaines conventions clés qu’il aurait été difficile, voire impossible, de céder à un acheteur, ou le maintien des entités juridiques existantes avait pour effet de préserver certains attributs fiscaux qui auraient autrement été perdus dans le cadre d’une ordonnance de dévolution classique.

Sans dire qu’il s’agissait là des seules circonstances dans lesquelles une ODI serait accordée, le juge McEwen a conclu que, dans le cas de Just Energy, l’ODI était la seule façon de préserver les licences, autorisations et autres droits nécessaires à la continuité de l’exploitation de l’entreprise des débiteurs. La preuve selon laquelle le transfert des licences, des autorisations ou des contrats serait impossible ou extrêmement difficile était incontestée. De plus, les coûts, les risques et les retards causés par les demandes de nouveaux permis ou de nouvelles licences et la renégociation des contrats clés auraient compromis la restructuration sur la base de la continuité de l’exploitation. En outre, l’ODI permettait de préserver des attributs fiscaux américains et des relations de couverture. Enfin, Just Energy était dans les procédures en vertu de la LACC et du chapitre 15 depuis environ 19 mois, et le temps ne jouait pas en sa faveur.

Se fondant sur ces faits, entre autres, le tribunal responsable de la LACC a accordé l’ordonnance de dévolution inversée. Il avait été amplement démontré qu’aucune autre opération susceptible d’assurer la continuité d’exploitation n’était disponible sur le marché. Le tribunal a noté que l’opération d’ODI ne donnait lieu à aucun recouvrement pour les créanciers chirographaires en général. Cependant, le juge McEwen a reconnu que cela n’était pas dû à l’opération d’ODI, mais plutôt au fait que, comme le marché l’avait démontré, la valeur des entreprises des sociétés débitrices n’était pas suffisante, après le règlement des créances prioritaires, pour que les créanciers chirographaires puissent recouvrer leurs créances.

La preuve a démontré que le marché avait été entièrement sondé et que la contrepartie reçue de l’acheteur était juste et raisonnable. Si les débiteurs avaient procédé par voie de liquidation plutôt que d’ODI, non seulement les créanciers chirographaires n’auraient pas pu recouvrer leurs créances, mais les créanciers garantis auraient subi un manque à gagner. En outre, l’ODI présentait un certain nombre d’autres avantages, notamment la préservation de près de 1 000 emplois et de nombreuses relations avec des clients, des fournisseurs, des vendeurs et d’autres parties prenantes.

Conformément à la pratique antérieure dans les affaires d’ODI, le tribunal a également approuvé une quittance étendue en faveur des sociétés débitrices, ainsi que de certains tiers dont les contributions à la restructuration satisfaisaient au critère pour les quittances de tiers établi dans la jurisprudence de la LACC.

Il est à noter que, le 1er décembre 2022, les débiteurs ont demandé et obtenu la reconnaissance de l’ODI devant le tribunal des faillites des États-Unis. Il s’agit du premier cas où un tribunal américain reconnaît une ODI canadienne aux États-Unis.

Osler a représenté Just Energy.

Perspectives d’avenir pour les ODI

Nous nous attendons à ce que les ordonnances de dévolution inversée continuent d’être populaires au Canada. Leur reconnaissance dans le cadre d’une procédure transfrontalière aux États-Unis crée de nouvelles possibilités d’utilisation dans le cadre de procédures de restructuration complexes et internationales. Grâce aux directives supplémentaires fournies par les tribunaux responsables de la LACC cette année, nous prévoyons que cette mesure de redressement continuera d’être un outil précieux lorsque la nature de l’entreprise du débiteur justifie une restructuration par voie d’ODI.