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Droits issus de traités et mise en valeur des ressources : les recours pour effets cumulatifs commencent à s’accumuler

Auteur(s) : Maureen Killoran, c.r., Richard J. King, Sander Duncanson, Sean Sutherland, Erin Bower

Le 11 janvier 2023

Notre Rétrospective de l’année juridique 2021 a traité de la décision historique rendue par la Cour suprême de la Colombie-Britannique dans l’affaire Yahey v. British Columbia (Yahey), dans laquelle la Cour a statué que les effets cumulatifs de décennies de développement industriel sur le territoire traditionnel des Premières Nations de la rivière Blueberry avaient porté atteinte aux droits de ces Premières Nations aux termes du traité no 8. Comme prévu, l’affaire Yahey a conduit d’autres communautés et groupes des Premières Nations à introduire des actions pour violation de droits issus de traités en raison des effets cumulatifs du développement industriel.

L’augmentation du nombre d’actions pour violation de droits issus de traités pour effets cumulatifs est un domaine du droit des Autochtones en pleine évolution qui pourrait avoir d’importantes répercussions sur la mise en valeur des ressources et les cadres réglementaires régissant l’évaluation de projets au Canada.

La décision de la Cour suprême de la Colombie-Britannique dans l’affaire Yahey

En juin 2021, la Cour suprême de la Colombie-Britannique a statué que les effets cumulatifs de décennies de mise en valeur des ressources dans le nord-est de la Colombie-Britannique avaient porté atteinte aux droits des Premières Nations de la rivière Blueberry aux termes du traité no 8. En raison du développement industriel, au moins 85 % du territoire traditionnel des Premières Nations de la rivière Blueberry se trouvait à moins de 500 mètres d’un aménagement industriel. La Cour a jugé que l’étendue des terres prises par la province de la Colombie-Britannique à des fins de développement industriel laissait les Premières Nations de la rivière Blueberry sans suffisamment de terres pour réellement exercer leurs droits issus de traités de chasser, de piéger et de pêcher d’une manière compatible avec leur mode de vie. La Cour a aussi statué que le régime de réglementation de la Colombie-Britannique ne prenait pas en compte ou n’évaluait pas de façon appropriée les effets cumulatifs de la mise en valeur sur les droits issus de traités.

En guise de réparation, la Cour a déclaré que la province ne pouvait continuer à autoriser des activités qui porteraient davantage atteinte aux droits issus de traités des Premières Nations de la rivière Blueberry. Cela a entraîné une suspension des demandes de permis dans la région. Qui plus est, la région en question dans le nord-est de la Colombie-Britannique est le lieu d’importantes activités de mise en valeur des ressources, dont le barrage hydroélectrique du site C, la majeure partie de la production de gaz naturel de la Colombie-Britannique ainsi que des activités d’exploitation minière et forestière.

Le gouvernement de la Colombie-Britannique a décidé de ne pas faire appel de la décision rendue dans l’affaire Yahey. Il a plutôt entamé des négociations avec les Premières Nations de la rivière Blueberry pour évaluer et gérer les effets cumulatifs du développement industriel. Les parties ont conclu un premier accord en octobre 2021, établissant un fonds de 65 millions de dollars pour permettre aux Premières Nations de la rivière Blueberry entre autres de protéger leur mode de vie, de restaurer leurs terres et de créer des possibilités économiques au sein de la communauté. Un accord définitif mettant en œuvre les changements apportés à l’approche de la Colombie-Britannique en matière d’examen d’activités industrielles pour tenir compte des effets cumulatifs et des droits issus de traités est en attente.

Recours antérieurs à l’affaire Yahey 

Bien que la décision rendue dans l’affaire Yahey soit la première à conclure qu’un traité a été violé en raison des effets cumulatifs des mises en valeur sur une période de plusieurs années, ce n’était pas le premier recours avancé pour ces motifs. Deux recours antérieurs invoquent de la même manière une violation de droits issus de traités en raison des effets cumulatifs. Le premier concerne la Nation crie du lac Beaver, signataire du traité no 6, dont le territoire traditionnel se trouve au nord-est d’Edmonton, en Alberta. Le deuxième concerne la nation Carry the Kettle Nakoda Nation (CTK), signataire du traité no 4, dont le territoire traditionnel se trouve à l’est de Regina, en Saskatchewan. Ces recours sont toujours en cours.

Recours postérieurs à l’affaire Yahey

En juillet de cette année, à l’instar de l’affaire Yahey, la Première Nation de Duncan (PND) a introduit une action contre le gouvernement de l’Alberta, alléguant une violation injustifiable de ses droits issus de traités en raison des effets cumulatifs des mises en valeur sur son territoire traditionnel. Tout comme les Premières Nations de la rivière Blueberry, la PND est signataire du traité no 8. Son territoire traditionnel est situé dans la région de la rivière de la Paix, dans le nord de l’Alberta, une région où plusieurs industries (pétrole et gaz, foresterie, exploitation minière, etc.) sont actives.

La prémisse au cœur du recours est que, en raison de l’autorisation par l’Alberta de la mise en valeur des ressources et d’autres activités, la PND n’a plus suffisamment de terres et de ressources pour soutenir l’exercice réel de ses droits issus de traités et de son mode de vie. La PND demande une réparation semblable à celle accordée dans l’affaire Yahey. Il s’agit notamment d’ordonnances judiciaires déclarant que les mécanismes réglementaires de l’Alberta sont inefficaces pour évaluer les effets cumulatifs et ordonnant à la province d’établir de nouveaux mécanismes permettant l’évaluation des effets cumulatifs des mises en valeur. La PND cherche également à interdire à la province de permettre toute activité qui porterait davantage atteinte aux droits issus de traités de la PND.

Fin septembre, la Première Nation des Cris de Chapleau, la Première Nation crie de Missanabie et la Première Nation de Brunswick House ont intenté une action contre le gouvernement de l’Ontario, alléguant que les effets cumulatifs des mises en valeur portaient atteinte à leurs droits issus de traités. Les territoires traditionnels de ces trois Premières Nations se situent dans les limites du traité no 9, soit dans la région de la baie James en Ontario.

En plus d’introduire les mêmes types d’actions et de demander les mêmes types de remèdes que dans l’affaire Yahey, ces Premières Nations font valoir plusieurs autres recours, notamment le paiement par l’Ontario d’une part équitable des profits nets encaissés par la province résultant des activités industrielles autorisées dans la région depuis 1905. Elles cherchent également à obtenir une déclaration selon laquelle les récentes modifications apportées à la législation et aux règlements en matière d’environnement, qui accordent des exemptions à certaines activités forestières, portent atteinte de manière injustifiée à leurs droits issus de traités. Elles veulent aussi obtenir une déclaration selon laquelle la pulvérisation aérienne de pesticides sans autorisation appropriée viole leurs droits issus de traités.

Perspectives

La disposition du traité no 8 qui est au centre de l’affaire Yahey protège le droit d’une Première Nation de chasser, de piéger et de pêcher sur l’ensemble de son territoire traditionnel, sous réserve de la réglementation gouvernementale et de la capacité du gouvernement à prendre des terres à certaines fins. Une version de cette disposition est présente dans neuf des onze traités numérotés du pays. Ces traités couvrent une vaste partie du Canada, dont la majeure partie de l’Ontario, certaines parties de la Colombie-Britannique, du Yukon et des Territoires du Nord-Ouest, ainsi que l’ensemble des territoires du Manitoba, de la Saskatchewan et de l’Alberta.

Compte tenu de la complexité de ces recours, il faudra plusieurs années pour qu’ils progressent devant les tribunaux (ou que les parties parviennent à un règlement). À court terme, les Premières Nations qui déposent ces recours peuvent demander des injonctions provisoires empêchant les provinces d’autoriser de nouveaux projets de mises en valeur ou des changements à des projets en cours sur leurs territoires traditionnels. Au cours de leur litige, les Premières Nations de la rivière Blueberry ont demandé deux injonctions de ce type. La Cour suprême de la Colombie-Britannique a fini par rejeter les deux ; toutefois, des demandes d’injonction provisoire visant à empêcher les mises en valeur dans les zones contestées en attendant le règlement des recours demeurent une possibilité. Les demandes d’injonction seront instruites en fonction des faits uniques de chaque cas.

Les tribunaux des autres provinces ne sont pas tenus de suivre la décision rendue par la Cour suprême de la Colombie-Britannique dans l’affaire Yahey. En tant que décision d’un tribunal d’instance inférieure rendue dans une province, l’affaire Yahey présente un raisonnement qui n’est pas juridiquement contraignant ailleurs au Canada. De plus, dans Yahey, la décision a été rendue sur la base de preuves historiques, anthropologiques, anthropiques et orales exhaustives propres au territoire revendiqué, l’utilisation historique et contemporaine des terres dans la région par les Premières Nations de la rivière Blueberry et sur la nature des mises en valeur approuvées par la province sur le territoire traditionnel des Premières Nations de la rivière Blueberry. La décision était également fondée sur les processus d’octroi de permis et de licences de la province, que la Cour a qualifiés d’inefficaces pour régler les effets cumulatifs des mises en valeur sur les droits issus de traités. Puisque chaque province a sa propre histoire, ainsi que son propre régime de mise en valeur et de réglementation, il reste à voir dans quelle mesure les tribunaux des autres provinces adopteront le raisonnement et l’issue de l’affaire Yahey.

Répercussions

Le risque que des recours pour effets cumulatifs retardent ou interrompent des changements apportés à des projets en cours d’exploitation ainsi que l’évaluation et l’approbation de projets proposés renforce l’importance de consulter fréquemment et dès le début des projets les communautés et les groupes autochtones locaux afin de discuter de toute préoccupation, d’établir et de mettre en œuvre des mesures visant à atténuer ou à prendre en compte les effets potentiels sur les droits autochtones (y compris les effets cumulatifs sur ces droits) et de conclure des ententes sur le partage des avantages d’un projet et l’obtention du consentement ou de la non-opposition.

En outre, les exploitants et promoteurs de projets présents sur des territoires faisant l’objet de recours pour effets cumulatifs doivent suivre ces procédures et obtenir des conseils juridiques sur leur participation éventuelle en tant que parties directement concernées. La participation des exploitants et des promoteurs est particulièrement importante lorsqu’une communauté ou un groupe autochtone demandeur sollicite une mesure injonctive provisoire ou permanente susceptible d’avoir des répercussions sur la construction ou l’exploitation du projet. Les perspectives et les preuves des exploitants et des promoteurs à la fois peuvent être essentielles pour résister à un tel recours et ainsi permettre aux projets de se dérouler comme prévu.