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Droit commercial, sanctions et contrôles à l’exportation dans une nouvelle ère de géopolitique mondiale

Auteur(s) : Brad Wall, Alan Kenigsberg, Danielle Chu, Chelsea Rubin, Sarah Firestone

Le 11 janvier 2023

En 2021, le contexte commercial canadien a été dominé par le « maintien du statu quo ». À bien des égards, ce fut exactement le contraire en 2022. L’invasion de l’Ukraine par la Russie a provoqué une nouvelle ère de géopolitique mondiale et, par conséquent, les sanctions ainsi que les lois applicables aux exportations du Canada ont évolué. Si la Russie a fait l’actualité, l’année 2022 a également été marquée par d’importantes mises à jour concernant les obligations du Canada aux termes de ses accords commerciaux ainsi que par une nouvelle loi proposée qui vise à aligner le Canada sur ses alliés dans la lutte contre l’esclavage et d’autres formes de travail forcé dans ses chaînes d’approvisionnement. Nous vous proposons un aperçu de certains de ces principaux développements.

Sanctions contre la Russie

Dès les premières heures du 24 février 2022, la planète entière a appris que la Russie avait envahi l’Ukraine. Alors que les forces russes se dirigeaient vers Kiev, les gouvernements de l’Union européenne, du Royaume-Uni, des États-Unis, du Canada et d’autres pays alliés se préparaient à imposer ce que le sénateur américain Bob Menendez avait qualifié de la [traduction] « mère de toutes les sanctions ». Depuis, le Canada a adopté un éventail complet de sanctions dans le cadre d’une coordination sans précédent avec ses alliés. Le gouvernement continue à mettre en œuvre un large éventail de sanctions étendues. À ce jour, nous avons publié plusieurs bulletins d’actualités Osler concernant les sanctions contre la Russie.

Les sanctions et les contrôles à l’exportation imposés à ce jour comprennent un certain nombre de mesures restrictives ou prohibitives.

L’une des principales restrictions est l’interdiction faite aux Canadiens et aux personnes se trouvant au Canada de conclure des transactions directes ou indirectes avec diverses personnes désignées ou agissant pour leur compte, ou de sciemment causer, aider ou chercher à faciliter de telles transactions. Cela inclut l’interdiction de négocier des biens, de fournir des services financiers ou connexes ou de mettre des marchandises à la disposition de telles personnes. La liste des personnes désignées s’est rapidement allongée au cours de 2022. Une liste consolidée des personnes désignées assujetties aux règlements de la Loi sur les mesures économiques spéciales (LMES), y compris ceux qui s’appliquent à des entités et à des particuliers en Russie, au Bélarus et en Ukraine, se trouve dans la Liste consolidée des sanctions autonomes canadiennes. Le gouvernement canadien tient cette liste à jour depuis le début de cette période volatile. 

En outre, il est interdit aux Canadiens et aux personnes se trouvant au Canada de se livrer à diverses activités dans les régions ukrainiennes de la Crimée, de Donetsk, de Luhansk, de Kherson et de Zaporijjia ou encore d’occasionner ou de faciliter sciemment la réalisation de telles activités, d’y contribuer ou de viser à le faire. Il leur est également interdit d’acheter ou de négocier la plupart des nouvelles dettes russes, directement ou indirectement.

Le traitement tarifaire de la nation la plus favorisée à l’égard des marchandises originaires de la Russie et du Bélarus a été retiré. De même, il est interdit aux navires et aux aéronefs russes d’entrer dans l’espace aérien canadien ou d’atterrir au Canada. Certaines banques russes ont été retirées du système mondial de virements bancaires SWIFT. Une interdiction d’exportation a été mise en place pour certains services et biens figurant sur la « Liste des marchandises et technologies réglementées ». Il est interdit d’importer certains produits de luxe ainsi que l’or. Enfin, il est interdit de fournir certains services aux industries pétrolières, gazières, chimiques et manufacturières de la Russie.

En ce début de 2023, une chose est certaine : le contexte mondial dans lequel des sanctions sont imposées évoluera. À mesure que la situation en Ukraine continue de s’aggraver, les entreprises doivent s’attendre à ce que le gouvernement fédéral renforce les sanctions en place et mette éventuellement en œuvre des mesures supplémentaires, et ce, malgré les pressions économiques qui se font sentir en continu.

Des cadres de sanctions souples en Russie et en Iran

La caractéristique la plus marquante des sanctions imposées par le Canada en réponse aux actions de la Russie en Ukraine est peut-être la rapidité avec laquelle le gouvernement fédéral a agi, de concert avec ses partenaires internationaux. En 2022, les sanctions ont évolué à un rythme effréné. Alors que le gouvernement canadien utilise les sanctions comme un outil de politique étrangère depuis longtemps, la manière dont ces sanctions sont appliquées semble avoir changé.

Dans le passé, en réponse à des événements se déroulant à l’étranger, le gouvernement fédéral a eu tendance à agir de manière semblable au moment d’instituer des sanctions. Après une première violation, le gouvernement annonçait des sanctions, qui étaient généralement imposées conformément aux règlements propres à chaque pays adoptés en vertu de la LMES. Ces sanctions pouvaient être modifiées de temps à autre, mais elles restaient relativement stables, en règle générale, ce qui rendait la conformité relativement simple à maintenir.

En réponse aux actions de la Russie en Ukraine, et plus récemment en réponse aux violations flagrantes et systématiques des droits de la personne en Iran, le gouvernement a mis en place des « cadres de sanctions souples ». Si les mesures peuvent se ressembler (interdictions de transactions, restrictions à l’exportation, etc.), la vitesse à laquelle ces mesures sont ensuite revues est sans précédent. Aucune modification législative formelle n’est requise pour modifier les règlements propres à un pays en vertu de la LMES.

Ce sont les listes de personnes et d’entités désignées comme faisant l’objet d’une large interdiction de transactions en vertu de certains règlements de la LMES qui sont les plus fréquemment mises à jour. Comme nous l’avons vu dans les cas de la Russie et de l’Iran, le gouvernement a désigné de plus en plus de personnes et d’entités sur ces listes, les modifiant aussi souvent que deux fois par semaine au début de l’invasion russe de l’Ukraine. Au total, le Canada a pris un nombre sans précédent de 31 règlements distincts pour modifier le Règlement sur les mesures économiques spéciales visant la Russie depuis son adoption initiale en février 2022. Il est donc difficile pour les entreprises de se tenir au courant des changements constants.

Cette approche semble refléter une tendance plus large que les entreprises exerçant leurs activités au Canada et les Canadiens exerçant leurs activités à l’étranger devraient s’attendre à voir se poursuivre dans un avenir proche. Cette tendance permet au gouvernement de changer de cap rapidement et d’intensifier ses sanctions en réponse à l’évolution de situations géopolitiques. Le premier ministre Trudeau et la vice-première ministre Freeland ont déclaré à plusieurs reprises qu’ils s’engageaient à travailler à l’établissement d’une liste de personnes et d’entités responsables de violations des droits de la personne de manière continue. À mesure que ces listes sont mises à jour, les entreprises doivent rester vigilantes et s’assurer que les politiques régissant la conformité sont révisées à intervalles réguliers pour refléter cette nouvelle réalité. 

Une première contestation en vertu de l’ACEUM

Cette année a également été une période d’évolution en vertu des accords commerciaux du Canada. La première contestation intentée en vertu de l’Accord Canada–États-Unis–Mexique (ACEUM) a connu son aboutissement en 2022.

La réglementation de l’industrie laitière canadienne – plus précisément, du système canadien de « gestion de l’offre » – est depuis longtemps une source de tension entre le Canada et ses partenaires commerciaux, en particulier les États-Unis. Un élément essentiel de ce système est le recours à des contingents tarifaires (CT). Vous trouverez plus de renseignements sur le système de gestion de l’offre dans notre billet de blogue. Ces contingents tarifaires limitent le volume de produits laitiers étrangers qui peuvent entrer sur le marché canadien avec des droits de douane réduits. Un taux de droits de douane préférentiels est appliqué aux importations d’un produit donné « qui se situent dans la limite du contingent »; toute importation qui dépasse le quota est assujettie à des droits plus élevés (souvent prohibitifs).

Après l’échec des consultations entre le Canada et les États-Unis visant à résoudre les différends, les États-Unis ont mis de l’avant le premier différend d’État à État régi par l’ACEUM, en demandant l’institution d’un groupe spécial de règlement des différends pour examiner la pratique canadienne consistant à réserver de 85 % à 100 % de CT destinés exclusivement aux transformateurs. La contestation a été intentée en mai 2021 et le groupe spécial a rendu sa décision publique le 4 janvier 2022. Dans sa décision, le groupe spécial a estimé que le Canada avait manqué à ses engagements aux termes de l’ACEUM en réservant de 85 % à 100 % de certains CT à l’usage exclusif des transformateurs.

Étant donné que seuls les différends d’État à État sont autorisés en vertu de l’ACEUM, cette décision jette un éclairage sur la façon dont de futurs différends seront examinés en vertu de l’ACEUM. Il est important de noter que la décision souligne la rapidité et l’efficacité du processus de règlement de différends de l’ACEUM. Quelque six mois se sont écoulés entre la composition du groupe spécial et le dépôt du rapport définitif. Les litiges seront évalués au cas par cas, mais l’institution d’un mécanisme de règlement des différends efficace et fiable est une évolution bien accueillie par les entreprises.

Mise à jour concernant le projet de loi sur l’esclavage moderne

En 2022, le Canada a proposé des mesures sans précédent pour lutter contre l’esclavage et d’autres formes de travail forcé dans ses chaînes d’approvisionnement.

Le Canada a pris des mesures supplémentaires pour limiter l’importation de marchandises extraites, fabriquées ou produites en tout ou en partie par des travailleurs forcés, conformément à ses obligations aux termes d’accords de libre-échange, dont l’ACEUM. L’importation de telles marchandises est actuellement interdite par le Tarif des douanes canadien. Le Canada a aussi imposé des sanctions étroites à l’égard de la région autonome ouïgoure du Xinjiang (Xinjiang) en raison d’allégations de travail forcé dans cette région.

À l’approche de la fin de 2022, quatre projets de loi déposés au Parlement visent à lutter contre les risques de travail forcé et de travail des enfants dans les chaînes d’approvisionnement. Il s’agit du projet de loi C-243 – Loi concernant l’élimination du recours au travail forcé et au travail des enfants dans les chaînes d’approvisionnement, du projet de loi C-262 – Loi concernant la responsabilité des entreprises de prévenir les incidences négatives sur les droits de la personne qui sont liées à leurs activités commerciales à l’étranger, d’en tenir compte et d’y remédier, du projet de loi S-204 – Loi modifiant le Tarif des douanes (marchandises en provenance du Xinjiang) et du projet de loi S-211 – Loi édictant la Loi sur la lutte contre le travail forcé et le travail des enfants dans les chaînes d’approvisionnement et modifiant le Tarif des douanes. Le projet de loi S-211 est celui qui est le plus avancé dans le processus d’examen parlementaire et celui qui est le plus susceptible d’être adopté.

S’il est adopté, ce projet de loi devrait entrer en vigueur l’année suivant sa promulgation et s’appliquerait aux institutions gouvernementales et aux « entités » qui produisent, vendent ou distribuent des biens partout dans le monde, qui importent des biens au Canada ou qui contrôlent une entité exerçant ces activités. Aux fins de ce projet de loi, ces « entités » comprennent des entreprises inscrites à la cote d’une bourse canadienne ou ayant une relation avec le Canada, comme celles qui font des affaires au Canada, qui ont un établissement commercial au Canada ou qui déclarent des actifs au Canada. En outre, les entités doivent remplir au moins deux des trois conditions suivantes pour au moins un de leurs deux derniers exercices financiers :

  1. l’entité possède des actifs mondiaux d’une valeur d’au moins 20 millions de dollars canadiens;
  2. l’entité a généré des revenus mondiaux d’au moins 40 millions de dollars canadiens;
  3. l’entité a employé une moyenne d’au moins 250 personnes.

Comme ces seuils ne sont pas fonction d’activités canadiennes, mais plutôt d’activités mondiales, les entités déclarantes peuvent avoir un lien très limité avec le Canada.

S’il est adopté dans sa forme actuelle, ce projet de loi cherchera à accroître la transparence des chaînes d’approvisionnement en instaurant une obligation de faire rapport annuellement. Les entités et les institutions gouvernementales devront fournir aux ministres de la Sécurité publique et de la Protection civile un rapport sur les mesures et les processus de diligence utilisés pour prévenir et réduire les risques que du travail forcé ou du travail d’enfants soit utilisé pour produire des biens au Canada ou importer des biens au Canada. Le rapport devra également être rendu public. Les entités constituées en vertu de la Loi canadienne sur les sociétés par actions seront aussi tenues de fournir le rapport à leurs actionnaires, en même temps que leurs états financiers annuels.

Le projet de loi modifiera également le Tarif des douanes afin d’interdire l’importation au Canada de marchandises extraites, fabriquées ou produites en tout ou en partie par le travail des enfants. Cette mesure s’appuie sur l’interdiction similaire en place qui s’applique au travail forcé.

Les entreprises ayant un lien avec le Canada doivent s’attendre à ce que la loi entre en vigueur dès janvier 2023. Les entités déclarantes pourraient se voir imposer l’obligation de déposer leurs premiers rapports d’ici mai 2023. Les entités déclarantes qui ne se conformeraient pas à ces nouvelles exigences en matière de production de rapports pourraient se voir infliger des amendes allant jusqu’à 250 000 $ CA. Toute partie qui autorise la violation ou encore y consent ou y participe peut également faire l’objet de sanctions similaires. Les entités déclarantes doivent se préparer à commencer à produire des rapports. Les entreprises qui ne sont pas certaines d’être considérées comme des entités déclarantes ont intérêt à consulter un conseiller juridique externe concernant leurs obligations en matière de production de rapports.

Nous notons que, nonobstant la législation proposée décrite ci-dessus, le Canada a historiquement été critiqué pour son application limitée des lois en matière de travail forcé. Le Canada a également été critiqué pour ne pas avoir créé une présomption selon laquelle tous les produits provenant de la région du Xinjiang sont des produits issus du travail forcé et pour ne pas avoir imposé aux importateurs l’obligation correspondante de réfuter cette présomption pour toutes les importations en provenance de la région, comme c’est le cas aux États-Unis. L’Agence des services frontaliers du Canada (ASFC) a rejeté des demandes visant à imposer une interdiction sur la base de présomptions et l’approche de l’ASFC a été historiquement maintenue par les tribunaux.

Des problèmes continuent d’affliger les chaînes d’approvisionnement

Pendant que le monde se remet encore de la pandémie de COVID-19, que la guerre en Ukraine fait rage et que l’inflation demeure extrêmement élevée, les économies mondiales continueront à faire face à de l’incertitude. L’Organisation mondiale du commerce prévoit que le commerce mondial devrait marquer le pas au deuxième semestre de 2022 et rester en demi-teinte en 2023, car ces chocs continueront de se faire sentir dans l’ensemble de l’économie mondiale. Plus précisément, la demande d’importations devrait fléchir, car la croissance économique ralentit dans différents pays pour différentes raisons.

Alors que les gouvernements tentent d’équilibrer divers objectifs politiques, allant de la lutte contre l’inflation à la lutte contre les changements climatiques, il est possible qu’ils imposent des restrictions commerciales supplémentaires et se replient pour se concentrer sur la demande interne. De tels replis exacerberaient les difficultés actuellement créées par la COVID-19 dans les chaînes d’approvisionnement, qui ont également été touchées par le conflit entre la Russie et l’Ukraine ainsi que de récents confinements liés à la COVID-19 en Chine. Il est également possible que, si le Canada impose sa proposition de taxe sur les services numériques (qui entrera en vigueur rétroactivement au 1er janvier 2022 si aucune modification n’est apportée), les États-Unis puissent riposter par des sanctions commerciales contre le Canada.

Que nous réserve 2023?

À l’aube de 2023, les entreprises doivent s’attendre à ce que le climat économique demeure changeant. S’il y a une chose que 2022 nous a apprise, c’est de nous attendre à l’inattendu. Alors que les chaînes d’approvisionnement demeurent perturbées, que la géopolitique mondiale reste instable et que les priorités politiques du gouvernement continuent d’évoluer, le fardeau en matière de conformité des entreprises ayant un lien avec le Canada s’intensifiera. Pour relever efficacement ces défis, il est essentiel que les entreprises mettent en œuvre et appliquent des politiques rigoureuses pour régir la conformité et créent une culture de conformité.